Choix de Lecture

TROISIÈME PARTIE.
Depuis l'annexion à la Savoie, en 1388,
jusqu'au traité d'Utrecht, en 1713.

CHAPITRE II.

1.Philibert Ier, fils du bienheureux Amédée ; régence de sa mère Yolande.

2.Louis XI devient comte de Provence ; craintes de la cour de Savoie.

3.Charles Ier, Charles II, Philippe II, Philibert II, Charles III.

4.François Ier ; ses milices dans la vallée de Barcelonnette.

5.Charles-Quint envahit la Provence.

6. L'évêque de Senez réfugié à Allos.

7. La domination française rétablie à Barcelonnette.

(1472-1551.)

 

1. -- Philibert Ier, fils d'Amédée le Bienheureux,lui succéda, à l'âge de sept ans.

La duchesse Yolande, qui était déjà régente pendant la maladie de son mari, continua les mêmes fonctions durant la minorité de son fils.

Mais, si nous en croyons Durante, les oncles du jeune roi ne voulurent pas la reconnaître et revendiquèrent leurs droits, les armes à la main.
Charles le Téméraire, duc de Bourgogne, se mêla de cette querelle, et Yolande entourée d'ennemis, fit appel à ses sujets de Terre-Neuve.
Quatre mille volontaires répondirent à cet appel et, sous le commandement du gouverneur de Nice, ils marchèrent contre les Bourguignons.

Malheureusement, ils furent vaincus; la duchesse fut faite prisonnière, et le jeune duc put se réfugier chez son oncle Louis XI, grâce au dévouement de quelques braves officiers
Note(1).
Lorsque Yolande eut recouvré la liberté, Louis XI parvint à la réconcilier avec les princes ses beaux-frères.
La régence put donc continuer comme elle avait commencé, c'est-à-dire toujours au milieu des écueils.

Vers la fin du règne de Philibert, les événements qui eurent lieu en Provence apportèrent de nouveaux éléments de trouble à la Savoie.

Le roi René avançait en âge, et sa santé fut profondément ébranlée en 1479; les souffrances de son peuple pendant la peste qui renouvelait ses ravages, brisèrent son coeur.

En prévision de sa fin prochaine il confirma le testament qu'il avait fait le 22 juillet 1471 en faveur de son neveu Charles du Maine, et il mourut le 10 juillet 1480.

2. - Charles, son successeur, le suivit de près dans la tombe, car il mourut l'année suivante, le 11 décembre 1481, après avoir légué à Louis XI tous ses droits sur la Provence.
En acceptant cette donation, ce prince rendit à la couronne de France son plus beau fleuron, et il put considérer ce résultat comme le plus heureux succès de son adroite politique.

Avec la réunion de la Provence à la France commence une phase nouvelle dans notre état politique.
Les Etats de Louis XI étaient dès lors voisins de Nice, et ce voisinage inspirait des craintes.
On savait à la cour de Philibert que ce monarque avait convoité la Provence, qu'il avait inspiré, sinon imposé au roi René la donation dont il bénéficiait, et on craignait pour la Savoie, surtout pour Terre-Neuve.
Ces craintes n'étaient point chimériques, pour ceux qui connaissaient bien Louis XI, mais sa mort vint les dissiper.
Ce prince mourut le 30 août 1483.

Déjà le duc Philibert l'avait précédé dans le tombeau.
Il mourut à Lyon, en 1482, d'une maladie lente, attribuée au poison.

3. - Chartes Ier, surnommé le Guerrier, troisième fils du bienheureux Amédée, succéda à son frère Philibert, à l'âge de quatorze ans.
Louis XI, son oncle, l'avait fait élever en France par Dunois et le prit sous sa tutelle.
Il fut donc du nombre des princes de Savoie favorables à l'influence française et en qui nos ancêtres mettaient volontiers leur espérance
Note(2).

En 1485, il hérita du titre de roi de Chypre, et c'est à partir de son règne que nos souverains savoisiens prirent le titre de rois d'Arménie de Chypre et de Jérusalem, en souvenir des batailles livrées au Turcs, en Orient, par leurs hommes d'armes.

Sa réputation de savoir et de bravoure attira à sa cour Pierre du Terrail, si connu depuis sous le nom de chevalier Bayard, qui illustra l'armée française sous Chartes VIII, Louis XII et François Ier.
Le duc Charles établit à grands frais la première imprimerie que Chambéry, sa capitale, ait possédée.

Le marquis de Saluces lui ayant déclaré la guerre en 1487, il marcha contre lui, et l'armée savoisienne électrisée par la bravoure de son souverain, infligea une éclatante défaite au téméraire agresseur.

L'année suivante, peu rassuré sur les préparatifs de guerre que Charles VIII, roi de France, faisait en Provence, contre Naples, il visita Terre-Neuve, accompagné de quatre compagnies de fantassins suisses et de quatre cents hommes de cavalerie.
Son voyage, de Chambéry à Nice, dura deux mois.
Les habitants des montagnes qu'il traversa lui témoignèrent leur joie, et Nice le reçut avec enthousiasme, le 30 octobre 1488
Note(3).

Chartes Ier mourut en 1489, à l'âge de vingt-un ans.
On croit qu'il fut empoisonné, comme son frère Philibert.

Le gouvernement des Etats de Savoie fut alors confié à un prince de neuf mois et à une régente de dix-neuf ans.
Ce prince était Chartes II, et la régente, sa mère, Blanche de Montferrat.

Pendant le règne de ce duc enfant, une armée française, commandée par Charte VIII en personne, arriva aux frontières d'Italie par Gap et Briançon et força le pas de Suze, tandis qu'un autre corps d'armée de ce prince se montrait sur les bords du Var.
Ces mouvements de troupes disaient aux habitants de Terre-Neuve que la France prendrait possession de cette région quand elle voudrait.
Charles II mourut en 1496.

Philippe II, dit Sans-Terre, parce que, lorsqu'il habitait la France, il n'avait reçu de son père aucune terre en apanage, succéda à Charles II, à l'âge de cinquante-huit ans.
Il était le cinquième fils de Louis Ier et, par conséquent, le frère du bienheureux Amédée.
Sa fine diplomatie et son habile administration le firent aimer de ses sujets.

Il eut de sa première femme, Marguerite de Bourbon, deux fils : Philibert, qui lui succéda, puis Charles , et Louise qui devint la mère de François Ier.
Il mourut après un règne d'un an et demi, laissant inachevée l'oeuvre des réformes gouvernementales qu'il avait entreprise avec succès.

Philibert II naquit à Pont-l'Ain et fut élevé auprès de Charles VIII, dont il fut le pupille et qu'il suivit, avec son père, à la conquête du royaume de Naples.
Il épousa, en secondes noces, Marguerite, fille de l'empereur Maximilien Ier, princesse aussi adroite que savante, mais dont les destinées furent étranges, selon l'expression d'un historien savoisien.
Note(4).

En effet, après avoir été souveraine du petit duché de Savoie, elle fut chargée du gouvernement des Pays-Bas, et elle eut, dit-on, comme pupille et élève, Charles-Quint, dont les expéditions guerrières allaient troubler toute l'Europe et, en particulier, la Savoie.

Philibert a mérité les éloges des historiens de son temps par la régularité de sa conduite, sa libéralité, sa douceur et sa prudence.

Il mourut en 1504, à la fleur de l'âge, à la veille de ces bouleversements qui agitèrent tous les Etats européens.

Charles III, dit le Bon, son frère, lui succéda.
Son siècle lui donna à bon droit le surnom de bon, car Mézeray l'appelle un prince débonnaire, juste et craignant Dieu.
Malheureusement, sa débonnaireté dégénéra en faiblesse; il crut qu'en voulant la paix, à tout prix, on peut toujours éviter la guerre, et il fut trop l'imitateur de Blanche de Montferrat, régente de Charles II, qui se croyait forcée de donner pour ne pas laisser prendre.

4. Pendant le règne de ce prince, François Ier succéda à Louis XII sur le trône de France, en 1515, et Charles-Quint devint roi d'Espagne, en 1516, et empereur, en 1519.

La rivalité qui exista entre ces deux puissants souverains, dès le commencement de leur règne, fut la cause de plusieurs guerres désastreuses en Italie, en France, en Provence, etc.

Nous avons à relater, dans cette histoire, les désastres qu'elles occasionnèrent en Provence, en Savoie, en Terre-Neuve, en particulier à Barcelonnette et à Allos.

Un historien nous fait remarquer qu'après avoir annoncé au Parlement de Provence son avènement au trône, François Ier eut hâte de porter ses armes dans le Milanais.

Le 8 août 1515, dit l'érudit annotateur du P. Fournier, il était encore à Grenoble, le 11 il se trouvait à Embrun, et le 17 il était déjà à Legnasco, en Piémont.
Note(5).
Son armée passa la Durance à gué, campa à Guillestre, et, après avoir traversé les montagnes de Vars, arriva à Saint-Paul, en faisant des travaux considérables.

" La route de Vars présentait de grosses difficultés, ajoute M. Guillaume, à la montée entre Peyre-Haute et Moreisse, non loin de la station préhistorique de Panacelle.
Un ingénieur de l'armée de François Ier, Navarro, la rendit accessible à l'artillerie."

Plus loin, dans la vallée de Barcelonnette, il fallait tantôt porter les canons sur les épaules, tantôt, par des cordages, les faire glisser sur le terrain, " surtout entre Saint-Paul et Larche, où la route actuelle n'existait pas encore .
Note(6)

Cette manoeuvre hardie trompa les Suisses, qui attendaient les Français dans les passages ordinaires des Alpes, pour leur barrer le chemin.
Les uns et les autres marchèrent ensuite vers Milan, et les deux armées se rencontrèrent à Marignan, où le roi de France remporta une éclatante victoire.

François Ier nomma le connétable de Bourbon gouverneur du Milanais, lui donna le commandement de l'armée qu'il laissait en Italie et il revint en France.
Les historiens s'accordent à dire qu'il arriva en Provence ; mais les uns, avec Honoré Bouche, le font débarquer à Toulon; les autres soutiennent qu'il traversa de nouveau les Alpes.
Parmi ces derniers, nous trouvons d'Aubais et Ménard, qui ont publié l'Itinéraire des rois de France, dans les pièces fugitives pour servir à l'histoire de France.

" A son retour, disent-ils, François Ier prit la route du Mont-Genèvre et arriva, le 13 janvier 1516, à Sisteron " Louise de Savoie, sa mère, Claude, sa femme, reine de France, et la duchesse d'Alençon, la future reine de Navarre, y accoururent au-devant de lui.
Cette opinion a prévalu, et les récents travaux historiques de M. de Laplane ,
Note(7) de M. de Berluc-Perussis ,
Note(8) et de M. l'abbé Guillaume ,
Note(9) nous permettent de considérer celle d'Honoré Bouche comme abandonnée.

François Ier se rendit ensuite à Manosque, où la fille d'Antoine de Voland lui offrit les clefs de la ville.
Cette jeune fille, s'étant aperçue que le roi la regardait avec attention, craignit pour sa pureté virginale, et, en rentrant chez elle, elle se défigura par une flamme de soufre.
En souvenir de cet acte héroïque de vertu, une rue de Manosque porte encore aujourd'hui le nom de Voland.

La victoire de Marignan faisait une situation prépondérante à la France, mais la paix, qui en fut le résultat, ne fut pas de longue durée.
L'empereur Maximilien Ier étant mort en 1519, François Ier et l'archiduc Charles d'Autriche aspirèrent, l'un et l'autre, à la couronne impériale.
Cet antagonisme fut la première cause des rivalités et des guerres qui troublèrent l'Europe pendant le règne de ces deux princes et dont nos ancêtres eux-mêmes eurent à souffrir dans leurs paisibles vallées des Alpes.

En 1523, François Ier se rendait à Lyon, pour prendre le commandement d'une armée prête à partir pour l'Italie, lorsqu'il fut retenu par la trahison du connétable de Bourbon.
Il nomma l'amiral Bonivet commandant en chef de cette armée et il attendit les événements.

Le prince de Bourbon ne craignît pas d'offrir ses services aux ennemis de sa patrie, et bientôt Charles-Quint le chargea d'envahir la Provence, en lui promettant de le faire roi de cette contrée, après la conquête.
L'armée, d'environ vingt-cinq mille hommes, dont il lui donna le commandement, passa le Var le 7 juillet 1524, culbuta facilement les forces improvisées qu'on lui opposa, s'empara de Toulon, prit possession d'Aix, etc., mais elle trouva les portes de Marseille fermées et bien gardées.
François Ier n'avait rien négligé pour faire de cette ville le boulevard de la défense.
Les Marseillais se montrèrent dignes de la confiance de leur roi; tous les efforts des assiégeants ne purent vaincre leur courageuse résistance, et, après un siège de quarante jours, le prince de Bourbon, qui avait déjà pris le titre de comte de Provence, donna le signal de la retraite, le 28 septembre.
L'armée française le suivit de près et elle entra dans Nice, après l'avoir poursuivi jusqu'à la frontière de l'Italie.

François Ier visita Aix, pour y rétablir l'administration provinciale si profondément troublée par l'invasion.
Il se dirigea ensuite, en toute hâte, vers les Alpes, ne voulant pas se laisser devance en Italie, par l'armée impériale, de retour de Provence.

Il s'arrêta de nouveau à Sisteron et traversa la Savoie avant la saison d'hiver.

Le 24 février 1525 , il fut vaincu à Pavie et il tomba entre les mains de son vainqueur.
Pendant près d'un an, on le retint en prison en Espagne, et il ne put recouvrer la liberté qu'en signant, le 14 janvier 1526, les douloureuses conditions du traité de Madrid.

Cependant, la Savoie était, depuis plusieurs années, dans une situation très critique.
Traversée à chaque saison nouvelle, par les armées du roi de France ou par celles de l'empereur d'Allemagne, inondée d'étrangers, de déserteurs et de pillards, elle subissait les horreurs de la guerre, avant qu'elle lui eût été déclarée.

Le sort de la petite province annexée à la Savoie sous le nom de Terre-Neuve, n'était pas meilleur, et nos pères avaient à supporter les épreuves imposées aux populations voisines des nations qui se font la guerre.

Le duc Charles III avouait son impuissance, disant qu'il est avantageux de congédier ceux qui menacent, en leur baillant ce qu'eût coûté la guerre, et faisait à ses deux puissants voisins toutes les concessions possibles.
Il redoutait François Ier, parce que ce souverain cherchait une occasion favorable pour s'emparer des Etats Sardes, afin de pénétrer plus facilement en Italie.
Il hésitait à se donner à Charles-Quint, dans la crainte de perdre sa liberté.

Il finit cependant par se rapprocher de lui, en épousant en 1521, sa belle-soeur, Béatrix de Portugal.

Le roi de France devait, tôt ou tard, trouver des prétextes pour s'emparer du duché de Savoie.
Il ne manqua pas de revendiquer Terre-Neuve, en invoquant non seulement les droits des anciens comtes de Provence, mais encore ceux que lui avait apportés sa mère, Louise de Savoie.

Le 9 mai 1526, il fit mettre sous le séquestre tous les biens que les habitants de Terre-Neuve possédaient en France.

Cette mesure de rigueur indiquait que François Ier voulait passer des revendications verbales aux actes, et les circonstances lui en donnèrent bientôt l'occasion.

Charles III, sans oser se déclarer ouvertement pour Charles-Quint, son beau-frère, favorisait secrètement ses entreprises contre la France et lui témoignait son dévouement d'une manière qui ne pouvait échapper à la perspicacité de François Ier.

Cette attitude d'hostilité latente, mais réelle, lui attira une déclaration de guerre de la part de ce prince.
Les troupes françaises envahirent la Bresse
Note(10). et la Savoie, et l'amiral Chabot fit en sept jours la conquête du Piémont.
Il entra à Chambéry le 24 février 1536, et le duc Charles III, qui s'y trouvait alla s'enfermer dans la forteresse de Verceil, après avoir fait partir pour Nice sa femme, Béatrix, et son fils, Emmanuel-Philibert, âgé de cinq ans.

En même temps, un autre corps d'armée de François Ier envahissait les Alpes-Maritimes et s'avançait, par la vallée de Barcelonnette, combinant sa marche avec la flotte royale, qui surveillait le littoral de Terre-Neuve et menaçait Nice.
Les Etats Sardes étaient envahis de toutes parts, et c'en était fait du duché de Charles III, si l'empereur n'était venu à son secours.

Mais Charles-Quint savait que ce Prince était victime de son dévouement à la politique impériale, et il tirait volontiers l'épée du fourreau lorsqu'il fallait combattre contre le roi de France.
Il entra donc en Savoie, à la tête d'une armée de cinquante mille hommes.

Les Français perdirent leurs nouvelles conquêtes aussi rapidement qu'ils les avaient faites, et ils se bornèrent à maintenir des garnisons dans les principales places fortes, dont l'armée impériale n'avait pas eu le temps de faire le siège.

5.- Charles-Quint fut reçu à Chambéry comme libérateur et y tint un conseil de guerre, pour arrêter son projet de campagne contre la France.

Malgré l'avis de ses généraux les plus expérimentés , qui ne voulaient pas porter la guerre sur le territoire ennemi avant d'avoir délogé les Français de toutes les places fortes des Etats de Savoie, il décida d'envahir immédiatement la Provence et se réserva le commandement de son armée.

Le duc Charles III partagea cet avis, dans l'espérance d'agrandir ses Etats, au-delà du Var.
Il voulut même accompagner l'empereur, et sa petite armée marcha avec l'armée impériale.

Charles-Quint se rendit à Nice par Gênes, tandis la plus grande partie de son armée y arriva par les montagnes.

De son côté, l'amiral André Doria partit de Gênes et, après avoir pris Antibes, ravagea les côtes de Provence jusqu'à Marseille.

Cependant François Ier se préparait à résister, par tous les moyens en son pouvoir, aux formidables attaques dirigées contre lui.
Il établit son quartier général à Avignon, donna le commandement de l'armée au maréchal de Montmorency et combina avec lui, un plan de défense qui réduisit à l'impuissance les armées ennemies, mais dont l'exécution imposa de douloureux sacrifices aux populations de la Basse-Provence et à celles de nos montagnes.

" Les habitants d'Aix et ceux du reste de la Provence eurent ordre de quitter leurs maisons dans l'espace de six jours; d'emporter avec eux leurs effets les plus précieux et leurs provisions, et de gâter, dévaster ou brûler tout ce qu'ils ne pourraient emporter, principalement les moulins, les moissons et les jardins.

" Le comte de Carcès, les seigneurs du Mas et de Calians furent les premiers à donner l'exemple du sacrifice que le roi exigeait : ils mirent le feu à leurs granges et répandirent l'huile et le vin qu'ils avaient dans leurs caves.
Leur exemple fut suivi par les autres gentilshommes et par la plupart des paysans.
Ce qu'on ne brûlait point, on le cachait dans la terre ou dans les cavernes.

" Cependant, il y eut des villages qui refusèrent d'exécuter ces ordres rigoureux; mais les troupes françaises, qui formaient un cordon sur les confins de la Provence, se repliant vers l'intérieur à mesure que l'ennemi approchait, dévastaient tout ce que les possesseurs n'avaient pu se résoudre à détruire et poussaient devant elles, vers la Durance, ceux d'entre les habitants qui ne s'étaient point réfugiés dans les bois ou sur les montagnes.

" Ces malheureux traînaient tout le long des chemins les tristes dépouilles de leur fortune.
Les plus riches étaient sur des charrettes, au milieu de leurs effets ; d'autres, à cheval ; mais le plus grand nombre était à pied.
On voyait des hommes faits qui, ayant plus consulté leurs besoins que leurs forces, s'étaient chargés d'un fardeau sous lequel ils succombaient; des vieillards, courbés sous le poids des années, traînant avec effort un reste de provisions ; des femmes et des enfants les suivaient on versant des larmes.
Ainsi cette guerre fut une des plus funestes qu'on ait essuyée, sans qu'il y eût de sang répandu".
Note(11)

A ce navrant tableau de la dévastation de la Provence en général, ajoutons quelques détails sur les ravages qu'eurent à subir les vallées de Barcelonnette, du Verdon, du Haut-Var, etc.

L'ordre de combattre l'armée ennemie, en ruinant tous les pays de Provence, fut exécuté depuis Entrevaux jusqu'à Embrun par le capitaine de Bonneval, le comte de Fustemberg et le lieutenant-général d'Humières.

" De Bonneval dépêcha ses gens d'armes en divers endroits des villes et des villages, du côté de la montagne, vers Entrevaux, Castellane, Colmars, Digne, Seyne, Riez, etc., pour faire le dégât de tous les fruits (récoltes) qui se trouvaient encore pendants sur terre et pour faire retirer et cacher aux habitants de ces contrées leurs autres fruits (restes des récoltes précédentes) et bestiaux, afin que l'ennemi ne pût s'en servir ; et lui, s'en revenant vers Marseille, par le chemin Aurélien (la voie Aurélienne), qui devait être la voie de l'armée ennemie, fit brûler tous les fourrages, verser tous les vins et les huiles, abattre tous les fours et les moulins, rompre les meules, etc., de toutes les villes et de tous les villages où il passait.
La même chose fut ensuite faite dans la ville d'Aix."

Ce passage important, que j'emprunte textuellement à Honoré Bouche, nous apprend que le capitaine de Bonneval commandait en personne les milices envoyées pour ruiner les bords du Var, les vallées de la Vaïre, du Verdon, de l'Asse, de la Bléone, etc., et que nos contrées furent ravagées avant le territoire d'Aix.
Cette expédition eut donc lieu au mois de juillet et peut-être au mois de juin, comme celle de Fustemberg à Barcelonnette, et la milice, à laquelle elle avait été confiée, eut le temps de se replier vers le centre de la Provence et d'y arriver avant l'armée de Charles-Quint, qui entra à Aix le 9 août 1536.

Quoi qu'il en soit, la colonne de Bonneval ne quitta les Alpes qu'après avoir visité, dans le rayon qui lui avait été désigné
Note(12).   toutes les localités, sans excepter celles de la plus minime importance.
Elle avait pénétré partout où il y avait des récoltes à détruire, des troupeaux à faire disparaître, etc., et elle laissait les populations dans la plus extrême indigence.

" La disparition des anciennes archives d'Allos nous met dans l'impossibilité de dire si les habitants purent conserver les animaux domestiques, en les conduisant dans les forêts, et leurs provisions, en les cachant dans les endroits isolés et d'un difficile accès, qui avaient autrefois servi de refuge à leurs pères, dans les grandes calamités publiques.
Nous ne pouvons affirmer qu'une chose, c'est que la résolution extrême prise par le roi et son conseil, pour sauver la Provence en la ruinant, fut mise en pratique chez eux avec au moins autant de rigueur qu'ailleurs, parce qu'Allos appartenait au duc de Savoie, ennemi de la France.

Cependant une autre colonne mobile, composée de six mille lansquenets
Note(13). et commandée par le comte de Fustemberg, remontait la Durance pour aller fortifier les garnisons françaises du Piémont. Lorsqu'elle fut arrivée à Sisteron , elle reçut l'ordre de s'arrêter et de se diriger vers Terre-Neuve, pour faire des dégâts, surtout dans la vallée de Barcelonnette.

Elle exécuta cet ordre, pendant le mois de juin 1536, avec une rigueur excessive détruisant non seulement les fourrages, les blés et les provisions de bouche, mais encore rasant des fortifications et démolissant même des églises.

Faut-il attribuer ces excès aux soldats, à cause de leur haine contre les sujets d'un prince allié de l'empereur , ou bien au caractère violent de leur chef, appelé l'effroi des habitants ? Il serait bien difficile dé démêler les responsabilités.

Après avoir dévasté la vallée de l'Ubaye, Fustemberg arriva jusqu'à Saint-Dalmas, saccagea Saint-Etienne, la vallée de la Tinée, ainsi que celle d'Entraunes et de Guillaume, jusqu'à Entrevaux.
Les historiens de Nice, qui nous donnent ces derniers détails, ne disent point s'il rentra à Sisteron, ni par quelle voie.
Note(14)

L'expédition du lieutenant-général d'Humières, du côté d'Embrun, eut lien vers la fin du mois d'août ou dans les premiers jours du mois de septembre, par conséquent un ou deux mois après celles du comte de Fustemberg et du capitaine de Bonneval.

C'est le 24 août seulement que François Ier, étant à Valence, ordonna à son lieutenant-général de ravager la campagne d'Embrun, de Gap et de Sisteron, par où Charles-Quint pourrait avoir envie de rentrer en Italie .
Note(15)

Voici ce qui explique la différence qu'il y a entre ces dates ; lorsque de Fustemberg et de Bonneval furent envoyés dans les Alpes, on craignait de voir arriver, pendant le mois de juillet, une partie de l'armée de l'empereur par la haute vallée du Var ou par Barcelonnette; à Embrun et à Gap, au contraire, on se prépara en prévision du retour de cette armée en Italie, qui eut lieu au mois de septembre.
François Ier enjoignait, en outre, à d'Humières de ne rien épargner pour fortifier la position presque inexpugnable d'Embrun.

Les soldats de François Ier achevaient de ruiner la Provence, pour la sauver, lorsque ceux de Charles-Quint commencèrent leurs dévastations, pour s'en emparer.

Ce prince passa le Var, le 25 juillet 1536, à la tête d'une armée bien plus redoutable que celle du Connétable de Bourbon.
Il trouva la ville de Grasse réduite en cendres.
Fréjus et Draguignan se rendirent à la première sommation.
Brignoles et Saint-Maximin furent livrés au pillage.

L'armée française ne se montrait pas, et elle était partout, harcelant l'armée impériale et enlevant avant son arrivée les derniers restes de provisions de bouche que possédaient encore les habitants des villes et des campagnes.

Charles-Quint et Charles de Savoie, entourés d'un nombreux et éblouissant cortège, firent leur entrée dans la capitale de la Provence, le 9 août 1536.
Le lendemain, l'empereur se fit solennellement couronner roi d Arles et de Provence, dans l'église métropolitaine, par l'évêque de Nice.
L'archevêque, les consuls et le parlement étaient en fuite.

C'est alors, disent plusieurs historiens de Provence, que le duc Charles de Savoie fit mettre le feu au palais de justice, dans l'espérance d'anéantir les chartes et autres titres sur lesquels les rois de France, successeurs des comtes de Provence, s'appuyaient pour revendiquer Nice, la viguerie du Puget-Théniers et la vallée de Barcelonnette.
Mais les mêmes auteurs ajoutent que l'espérance de Charles ne pouvait se réaliser, parce que les archives du parlement avaient été mises en sûreté dans la forteresse des Baux.
Si ce prince a fait cette tentative
Note(16) pour anéantir des titres opposés à ses intérêts, l'incendie du palais de justice d'Aix est un fait important pour notre histoire.
En effet, rien ne prouverait mieux que les ducs de Savoie eux-mêmes doutaient de leurs droits sur Terre-Neuve.

Le 19 août, Charles-Quint, voulant reconnaître par lui-même l'état de la place de Marseille, se rendit en personne devant cette ville.; et le gros de son armée y arriva bientôt pour en faire le siège.
Mais l'insuccès des opérations militaires à Marseille et à Arles, le manque de vivres, les chaleurs accablantes de la saison et les maladies réduisirent les assaillants à l'impuissance ; il fallut songer à la retraite et se replier sur Aix, le 11 du mois de septembre.
Note(17)

François Ier était donc victorieux sans avoir livré bataille.
Son système de défense avait pleinement réussi : l'armée ennemie était désorganisée et en déroute ; elle avait perdu vingt mille hommes, et elle repassa le Var le 25 du mois de septembre.

6. - Mais, après avoir suivi l'empereur et le duc de Savoie à Grasse, à Draguignan, à Aix et à Marseille, n'oublions pas les opérations du détachement qu'ils avaient envoyé vers les Alpes, à leur entrée en Provence.

Un auteur qui, dans son laconique récit de l'invasion de 1536, ne sépare pas, pour ainsi dire, les ravages de nos défenseurs de ceux de nos ennemis, parle en ces termes des agissements de ces derniers dans nos pays : "Puis survinrent les impériaux, dont les exactions furent d'autant plus violentes et rigoureuses qu'il ne restait plus rien à prendre chez les infortunés habitants."
Note(18).

Ce petit corps d'armée paraît avoir suivi l'ancienne voie prétorienne qui, partant de Cimiez, passait à Glandèves, à Vergons, à Castellane, à Riez, etc.
Les soldats qui le composaient étaient presque tous espagnols.

Pendant le mois d'août 1536, ils ravagèrent Entrevaux, qui était considéré, à cette époque, comme une des clefs de la Haute-Provence, à cause de sa position dans la vallée du Var et de sa proximité des Etats de Savoie.
Ils s'en emparèrent par surprise ou par trahison et ils passèrent la plupart des habitants au fil de l'épée.
Note(19).

Le même sort était réservé à Castellane, car cette ville, dit Laurensi, " devait être foulée par l'ennemi d'après le premier plan de l'empereur; mais elle fut préservée de ce fléau par cinq cents braves soldats que commandait Honoré de Grasse, seigneur de Briançon, aux avenues de nos montagnes, et nous n'en fûmes que pour la perte de quelques denrées et la démolition de quelques maisons."

A Senez, la population fut impitoyablement condamnée à d'exorbitantes contributions; le palais épiscopal fut livré au pillage et occupé par les espagnols, qui, de là, dévastèrent les environs.

Jean-Baptiste d'Oraison, alors évêque de Senez, se réfugia à Allos.
Nos ancêtres n'étaient donc pas, en ce moment, exposés aux troubles de l'invasion; mais on ne pourrait pas en conclure qu'ils n'ont pas été molestés, avant ou après le séjour de ce prélat dans leurs murs, car les soldats de l'armée de Charles-Quint en Provence manquaient de vivres, à Senez comme ailleurs, et ils faisaient des courses jusque dans les pays les moins importants pour s'en procurer.

7. - La campagne de 1536 en Provence acheva le désastre du duc de Savoie.
Il ne lui restait plus qu'une partie du Comté de Nice et la forteresse de Verceil,et désormais ses armes furent un bras armé avec cette devise, qui ne manquait ni d'espérance, ni dé fierté : Spoliatis arma supersunt.

Nos pères, séparés de la Provence depuis 1388, lui furent rendus.
La Victoire de François Ier avait brisé les liens déjà deux fois séculaires qui les unissaient aux Etats Sardes et ils redevenaient sujets du roi de France.

Ce nouvel état de choses dura un quart de siècle (1536-1559).
Pendant ce temps, Barcelonnette et Allos furent gouvernés selon les lois françaises, relevèrent du parlement d'Aix pour l'administration de la justice et payèrent les impôts aux clavaires de Provence, comme le prouvent les registres de comptabilité de cette époque.

Un des premiers actes des habitants de ces deux pays fut une requête adressée à leur nouveau souverain , pour obtenir dispense du payement de la taille, à cause des charges excessives que leur avait imposé le passage des troupes du roi de et de l'empereur.

Notes (19) :

(1)Histoire de Nice, t. II pp. 146-147.

(2) Les alliances entre nos souverains, comtes ou ducs de Savoie, et les princes français étaient fréquentes à cette époque.
Nous avons dit que la mère et l'aïeule de Charles étaient françaises, et Saint-Genis fait remarquer qu'Amédèe VII était fils d'une Française et mari d'une Bourguiguonne.

(3) Un consul de Nice, Bertrand Richiero, fit, en langue vulgaire, une relation de cette royale réception .Chose singulièrement remarquable, la langue vulgaire parlée à Nice, en 1488, a beaucoup de rapports avec l'idiome provençal actuel de Barcelonnette et surtout avec celui d'Allos.
(Voir Histoire de Nice, par Durante, t. Il, p. 182.)

(4) Saint-Genis. Histoire de Savoie, t. I, p. 499.

(5) M. l'abbé Guillaume, archiviste des Hautes-Alpes, citant Picot, Catalogue des actes de François Ier. (Paris, Imprimerie Nationale, 1887, p. 5758.)

(6) Histoire des Alpes-Maritimes, par Fournier, notes de M. Guillaume, t. Il, pp. 491-492.

(7) Histoire de Sisteron, t. 11, p. 23.

(8) Dates de l'Histoire de Forcalquier, p. 58.

(9) Histoire des Alpes-Maritimes, par le P. Fournier, publiée par M.Guillaume, archiviste des Hautes-Alpes, t. 11, p. 493.

(10) Aujourd'hui, le département de l'Ain.
Cette contrée appartenait alors aux Etats Sardes.

(11) Papon, Histoire de Provence t. xv, p. 68.

(12) Le capitaine de Bonneval était chargé d'assurer l'exécution, dans toute la Provence, des mesures prescrites pour affamer l'ennemi.
Il visita, pour cela, plus d'une fois, les principales villes.
Lorsqu'il arriva à Entrevaux, il venait de parcourir les territoires de Saint-Maximin, de Draguignan, de Grasse, ordonnant partout aux habitants de faire disparaître les provisions et de détruire les récoltes, avec menace de faire saisir, à son retour, tout ce qui n'aurait pas été détruit ou caché en lieu sûr.
Dans notre région, il ne fit, sans doute, qu'une seule visite, pendant laquelle la force armée faisait immédiatement exécuter les ordres.

(13) "Les lansquenets, ramassis de gens sans aveu, la plupart allemands, et qui, avec les Suisses, formaient tout ce que la France avait alors de passables en infanterie.
Il n'y avait point encore de milice nationale permanente, et François Ier continua à se servir de troupes étrangères.
Cet étrange régime, terrible pour les pays que la guerre condamnait à lui servir de théâtre, devint souvent funeste à la France.
Les villes qui avaient le malheur de se trouver sur leur passage faisaient tous leurs efforts pour s'en délivrer. "
(Histoire de Sisteron, passim.)

(14) Tisserand, t. Il, p, 37.

(15)Histoire des Alpes-Maritimes, t. II, pp. 515--516. note 4, par M.Guillaume.

(16) Durante Histoire de Nice, t II, p 264 prétend que cette accusation est une pure calomnie de du Bellay; mais de graves historiens, que l'on n'accuse pas d'être des calomniateurs, par exemple Honoré Bouche, Augustin Fabre,Louis Méry, etc., parlent de Charles III comme Martin du Bellay.

(17) Antonius Arena a raconté en vers macaroniques l'invasion de Charles-Quint un Provence et surtout sa retraite humiliante.
Nous avons aussi sur cette expédition un poème de l'avocat Jean Germain, réédité à Marseille un 1866, avec une excellente notice sur l'auteur, par Damase Arbaud.
Le poème de Germain est un fidèle journal des événements.

(18) La France pontificale, par Fisquet, Senez, p. 193.

(19) Essai historique sur Entrevaux , par M. Albin Bernard, p. 12.